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Les villes à travers les documents anciens

 

Histoire de Besançon au fil du temps

Arc de Triomphe, à Besançon, vers 1855 - gravure reproduite et retouchée par © Norbert Pousseur
La porte, Arc de Triomphe, à Besançon, vers 1855
Gravure de Rouargue frères, extraite du l'Histoire des villes de France d'Aristide Guilbert - 1859
Représentation ici du monument après sa restauration du 19ème


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Texte de MM. Charles Toubin et Charles Gautier,
extrait de l'Histoire des villes de France d'Aristide Guilbert - 1859

Collection personnelle

 

Un demi-siècle environ avant l'ère moderne, Besançon (Bisuntio, Visontio, Chrysopolis), capitale du pays des Séquanes, occupait, après Bibracte et Marseille, le premier rang parmi les cités de la Gaule orientale. Durant la première campagne de César dans la Transalpine, cette ville fut le théâtre d’un événement qui mérite un récit détaillé. César et Arioviste venaient de rompre leurs négociations, tous deux s’avancèrent à marches forcées sur Besançon, le proconsul romain des bords de la Saône, le chef suève, des rives du Rhin. La possession de cette place était d’autant plus avantageuse, qu’elle se trouvait abondamment pourvue de vivres et de munitions de guerre. César arriva le premier sous ses murs, et les habitants s’empressèrent de lui en ouvrir les portes.

Après avoir donné quelques jours de repos à ses troupes, il s’apprêtait à marcher à la rencontre d’Arioviste, quand une sourde terreur vint à se répandre dans leurs rangs. Ces Germains qu’ils allaient pour la première fois combattre, leur imagination effrayée par les récits des Séquanes leur prêtait une taille surhumaine et un visage affreux, dont la vue seule devait glacer d’épouvante les plus braves. Les centurions et les tribuns eux-mêmes partageaient l’effroi général ; les uns faisaient leur testament, d’autres menaçaient de refuser de marcher quand César ferait lever les aigles. Les moins effrayés parlaient de la difficulté des approvisionnements, des défilés à franchir, de la profondeur des forêts à traverser. Jamais, depuis les guerres de Marius contre les Teutons et les Cimbres, pareille frayeur ne s’était emparée de soldats romains. Instruit de tout ce qui se passe, César réunit ses officiers dans sa tente, leur reproche en termes véhéments leur peu de courage, et termine sa harangue en déclarant que, s’ils refusent de le suivre, il marchera à l’ennemi avec la seule dixième légion, dont il fera sa cohorte prétorienne. Son discours, rapporté aux soldats par les tribuns, change en un instant leurs dispositions. Ils viennent trouver leur général et lui demandent, en suppliants, leur pardon, et, à grands cris, le combat. César met à profit cet enthousiasme, et le lendemain même, dès la quatrième veille, il donne le signal du départ. Peu de jours après, Arioviste vaincu évacuait en toute hâte la Gaule (59 ans avant Jésus-Christ).

 

Sous les premiers empereurs, les annales de Besançon sont presque constamment silencieuses. La dernière année du règne de Néron, la ville eut à soutenir un siège mémorable : à l’exemple de toute la Séquanaise, elle venait de se déclarer pour le parti de Galba. Virginius Rufus accourut du fond de la Germanie supérieure pour la faire rentrer dans le devoir. La place, vivement pressée, n’avait plus longtemps à tenir, quand Vindex se présenta pour la débloquer. Les deux généraux eurent ensemble des conférences, à la suite desquelles Virginius se décida à abandonner la cause de Néron ; mais leurs armées, qui n’étaient pas dans le secret de l’intelligence de leurs chefs, en vinrent malgré eux aux mains, et Vindex ayant été défait, se donna la mort (68 ans après Jésus-Christ). On sait que, peu de temps après, le parti de Galba triompha dans tout l'Empire. L'existence de Besançon comme municipe n'étant connue qu'à dater du règne de ce prince, on est fondé à croire que ce fut en récompense du zèle que les habitants avaient déployé pour sa cause, que la ville fut érigée en curie.

Sous les Antonins, chaque règne contribua à embellir Besançon. Auguste l'avait doté d'un amphithéâtre ; Marc-Aurèle fit construire le bel aqueduc d'Arcier, dont il subsiste encore des vestiges. On attribue généralement aussi à cet empereur l'arc-de-triomphe appelé aujourd'hui Porte-Noire, et connu dans l'antiquité sous le nom de Porte de Mars. Les écoles de Besançon jouissaient vers cette époque d'une grande célébrité, même à côté des écoles Mœniennes d'Autun. Ses temples et les collèges de pontifes institués pour les desservir étaient nombreux, et la ville possédait, sous le nom de Vesonticus Deus, sa divinité propre. Sa situation sur le Doubs (Dubis), alors navigables jusqu'à Mandeure, en faisait un des principaux centres du commerce de l'est de la Gaule, et ses corporations d'artisans dont deux seulement, celles des Lintarii et des Centonarii (lingers et chiffonniers) nous sont connues, lui donnaient une assez haute importance industrielle. Besançon avait, en outre, rang de métropole de la grande Séquanaise, et à ce titre était la résidence du président de la province et des officiers civils placés sous ses ordres. Le duc ou commandant militaire avait pour siège Olino, ville depuis longtemps détruite et dont on n’est pas parvenu à fixer l'emplacement.

 

Vers la fin du IIe siècle ou le commencement du IIIe, deux disciples de saint Irénée, Ferréol et Ferjeux, vinrent prêcher le christianisme à Besançon et y subirent le martyre. D'autres apôtres leur succédèrent et furent plus heureux ; mais à peine les persécutions païennes avaient-elles cessé dans la ville, que les empereurs ariens en ordonnèrent d'autres : telle fut la violence de celles-ci, qu’à la mort de l'évêque Eusèbe, il ne se trouva personne qui consentît à se laisser revêtir du ministère épiscopal (330). Cette période de l'histoire de Besançon est, du reste, fort obscure ; sans une lettre de Julien au philosophe Maxime, on ignorerait même que vers cette époque des bandes germaniques, avant-garde de la grande invasion des Barbares, détruisirent la ville de fond en comble. Avant de prendre la pourpre, Julien visita deux fois Besançon (356-360). « Besançon, écrit-il à son ami, n'est plus qu'une petite ville en ruines. Autrefois, cependant, elle était grande et spacieuse, ornée de temples magnifiques, défendue par de bons murs, et plus encore par sa position... Cette ville est comme un rocher au milieu des eaux… »

Originairement Besançon avait été bâti au sommet de la montagne appelée Cælius par les Romains, et consacrée à saint Étienne dans le moyen âge. Sous les empereurs, la ville avait glissé peu à peu le long de la pente occidentale, du Cælius, et s'était assise dans la presqu’île formée par le Doubs, en projetant sur la rive droite de cette rivière ses arènes et une partie de ses temples. Après la catastrophe qui a réduisit à l'état décrit par Julien, elle regagna en toute hâte le haut de la montagne, pour n'en descendre de nouveau et définitivement que huit ou neuf siècles plus tard. Dans cette inexpugnable position, elle brava longtemps les attaques des Barbares. En 407, les Vandales s'étant avancés sous ses murs, en firent pendant plusieurs mois le blocus et ne réussirent pas à s’en emparer. La colline de Bregille (Delius, Dornatiacus), sur laquelle ils avaient placé leur camp, conserva longtemps, en souvenir de ce siège, le nom de Mont des Vandales.

 

Du commencement du Ve siècle jusqu’au milieu du XIe, l’histoire de Besançon se réduit presque tout entière à celle de ses prélats. À l’évêque Antide, que les Vandales avaient fait mourir à Rufey, sur l’Ognon, succéda saint Désiré. Telle était la piété de ce saint homme, qu’au rapport d’une légende, elle le faisait « reluyre sur tous ceux de son siècle, comme le soleil par-dessus les autres planètes. » Célidoine, Germésile, Tétrade, qui occupèrent ensuite le siège épiscopal, furent loin de marcher sur ses traces. Irrégulièrement élu, Célidoine fut déposé par un concile assemblé dans la ville même et auquel assista saint Germain d’Auxerre. Germésile embrasa l’arianisme et fut traité comme Célidoine. Tétrade mourut à la chasse, blessé par un sanglier. Sous l’épiscopat de ce dernier, les hordes d’Attila ruinèrent Besançon (451). Les prélats successeurs de Tétrade, à savoir, Nicet, qui fut l’ami de Colomban et du pape saint Grégoire, Protade, que Clotaire II n’appelait que son père et son maître, Donat, fondateur de l’abbaye de Saint-Paul de Besançon, Miget et Claude, l’illustre abbé de Condat, firent oublier par leurs vertus les scandales qu’avaient donnés leurs prédécesseurs. Claude fut évêque dans les dernières années du VIIe siècle. Après lui, la dignité épiscopale passa aux mains de Félix, lequel fit son église « plutost une maison de toute lasciveté, jeulx et tournois, qu’une maison de Dieu ny d’oraison. » Cet indigne prélat irrita tellement les Bisontins par ses débauches, qu’ils l’eussent infailliblement massacré, s’il n’eût trouvé dans un château des environs de la ville un abri contre leur fureur.

Quelques années après la mort de Félix, la Bourgogne supérieure fut envahie par les Sarrasins, et Besançon, pris par ces Barbares, éprouva le même sort que toutes les autres cités du bassin de la Saône et du Doubs (732). Au temps de Charlemagne, la ville n’était pas encore entièrement sortie de ses ruines. Les bienfaits de ce prince et ceux de son fils, Louis le Débonnaire, contribuèrent puissamment à la rétablir. En 842, le traité de Verdun adjugea Besançon à Lothaire, qui à son tour le transmit par testament à son fils Lothaire II. Lors du démembrement du royaume de Lolharingia, la ville échut à Charles le Chauve avec Condat et le canton des Portisiens. À l’exemple de son père et de son aïeul, Charles le Chauve fit de grandes libéralités à l’évêque, et lui octroya, entre autres privilèges, le droit de battre monnaie ; droit dont les prélats bisontins ont joui sans interruption pendant plus de sept cents ans. Sous les règnes suivants, les événements n’apparaissent dans l’histoire de Besançon qu’à de fort longs intervalles. Une nouvelle catastrophe plus cruelle encore que celles que lui avaient fait éprouver les Huns et les Sarrasins, allait fondre sur la cité. En 937, les Hongrois ayant longtemps dévasté la province, s’abattirent sur Besançon, dont les murailles ne leur opposèrent que peu de résistance, et s’en étant rendus maîtres, ils le livrèrent aux flammes. Chassé par un vent impétueux, l’incendie gagna jusqu’au sommet du mont Saint-Etienne, et, en quelques heures, la ville ne fut plus qu’un monceau de cendres.

 

Au commencement du Xe siècle, le droit d’élire l’évêque de Besançon résidait encore aux mains du clergé et du peuple. Ces élections donnaient lieu parfois à d'étranges scènes de violence et de cruauté. C’est ainsi que, peu de temps avant la destruction de la ville par les Hongrois, on avait vu Aymin, élu par un parti, faire crever les yeux à son compétiteur Bérenger. Othe-Guillaume fut le premier des comtes de Bourgogne qui s’arrogea le droit de nomination au siège épiscopal. A cette époque, Besançon obéissait encore aux descendants de Létalde ; mais le moment approchait où il devait être à jamais distrait de leur domaine. En 1043, l’empereur Henri III se rendit dans la ville pour y célébrer ses fiançailles avec Agnès, fille de Guillaume de Poitiers et petite-fille d’Othe-Guillaume.

La cérémonie s’accomplit avec un grand éclat, en présence d’une multitude de seigneurs et de vingt-huit prélats, tant bourguignons qu’allemands. L’archevêque de Besançon était alors Hugues Ier, fils d’Humbert de Salins, et l’un des plus illustres clercs du moyen âge. Henri, qui avait intérêt à s’en faire un auxiliaire contre le comte, le combla de bienfaits. Non content de confirmer sa monnaie et de l’investir des terres importantes de Gray, Choye, etc., il le nomma son archi-chapelain, titre auquel il ajouta ceux d'archichancelier des Bourguignons et de prince du Saint-Empire. En outre, il lui conféra, pour en jouir pleinement et librement, lui et ses successeurs, la souveraineté de Besançon, à la condition du service militaire et de l’hommage. Henri ne se réservait que l’autorité législative, qu’il n’exerça du reste que fort rarement et que ses premiers successeurs finirent par abdiquer de fait, sinon de droit. Devenu de la sorte seigneur de Besançon, Hugues s’empressa de placer sa souveraineté sous la protection du pape Léon IX, son ami. Au mépris des peines ecclésiastiques dont Léon avait menacé quiconque porterait atteinte aux nouveaux droits de l’évêque, Rainaud Ier, consul des Bourguignons, en appela à son épée de la spoliation dont il était victime ; mais il fut vaincu et forcé, après une longue guerre, de faire amende honorable, à Soleure, aux pieds de Henri III.

Ainsi rassuré contre les entreprises de ses ennemis par la protection des deux puissances prépondérantes du temps, le pape et l’Empereur, Hugues ne s’occupa plus qu’à organiser son autorité et à l’asseoir sur des bases solides. Un vicomte et un maire qu’il institua, furent chargés de conduire ses hommes à la guerre et d’administrer la justice. La vicomté était à titre héréditaire : ce fut la maison de Rougemont qui l’obtint. Deux tribunaux, dont on appelait à la Régalie, ou cour suprême de l’archevêque, eurent, au civil comme au criminel, la connaissance de toutes les causes. Les Bisontins virent d’un œil de défiance l’accroissement du pouvoir de leur évêque ; mais Hugues était un si grand prélat, et, jaloux comme il l’était de donner à sa ville « un aspect royal », il faisait de son autorité un usage si noble et si utile, qu’il y aurait eu de leur part ingratitude à s’en plaindre. Depuis le sac de Besançon par les Hongrois, la basilique de Saint-Étienne n’avait pas été reconstruite ; Hugues la releva de ses ruines. Par son ordre, le portail de Sainte-Madeleine fut construit et orné de quatorze statues, dont l’une représentait l’infortuné Rodolphe III, dernier roi de la Transjurane, sous les traits du roi David, le front ceint d’une couronne d’épines. Les écoles de la ville furent aussi l’objet de la sollicitude de l’illustre évêque et jetèrent tant d’éclat, que Pierre Damien, qui visita Besançon du vivant de Hugues, les comparait « au gymnase de la céleste Athènes, » et la piété du clergé bisontin « à la pureté des chœurs des anges. » Ce ne fut pas tout : Hugues dota la ville de foires fameuses, où l'on accourait de toute la Bourgogne et même d'Italie et d'Allemagne. Ceux qui s'y rendaient étaient placés sous la protection de l'Église, précaution qui, en ces temps de violence et d'anarchie, était loin d'être superflue.

Hugues mourut en 1067. Les prélats qui suivirent imitèrent son dévouement aux empereurs, dont ils embrassèrent chaleureusement le parti dans la querelle des investitures. En 1076, Henri IV allant à Canossa visita Besançon avec sa femme et son fils encore en bas âge ; un seul chevalier l'accompagnait. Il fut reçu avec une grande magnificence par l'évêque et le comte Guillaume le Grand, qui était venu le saluer à son passage. Les prélats bisontins rendirent aussi de grands services aux empereurs, dans leurs luttes contre les comtes de Bourgogne et notamment dans la guerre qui, sous le règne de Conrad III, ensanglanta pendant dix ans la province. L'année même où Rainaud III et Conrad signèrent la paix, l'église de Saint-Jean, dont les travaux étaient depuis longtemps commencés, fut enfin terminée, et le pape Eugène III vint la consacrer en personne (1148).

 

Sous Frédéric Barberousse, Besançon vit s'accomplir au dedans de ses murs de mémorables événements. Après son mariage avec Beatrix, fille de Rainaud, ce prince se rendit dans la ville pour se faire couronner roi d'Arles et de Bourgogne. Toutes les puissances de l'Europe étaient représentées par leurs ambassadeurs dans son cortège, dont faisaient en outre partie les évêques de Lyon, Vienne, Tarantaise, Avignon, Valence, et une multitude de seigneurs. Les fêtes furent troublées par l'arrivée des cardinaux de Saint-Marc et de Saint-Clément, porteurs des fameuses lettres d'Adrien IV, qui renouvelèrent la querelle entre le Saint-Siège et l'Empire (1157). En 1162, Frédéric Barberousse se rendit de nouveau à Besançon. Un décret émané de la chancellerie impériale y avait convoqué un concile, à l'effet de prononcer entre les deux prétendants à la tiare, Alexandre III et Victor. Le roi de France, Louis VII, s'était engagé à y assister ; mais il ne tint pas sa promesse. S'il faut en croire le récit peu vraisemblable d'une chronique allemande, il employa pour l'éluder un stratagème assez romanesque : des bords de la Saône, où il se trouvait alors, il se dirigea secrètement vers Besançon, pénétra pendant la nuit dans la ville, qui vers ce temps n'était pas fermée, fit boire son cheval dans le Doubs, et, après s'y être lui-même lavé les mains, s'éloigna à toute bride. L'Empereur fut vivement contrarié de l'absence de ce prince, mais il n'en ouvrit pas moins le concile, et les têtes couronnées n'y manquèrent pas. En présence de Frédéric, des rois de Danemark et de Bohême, une nombreuse assemblée d'évêques valida l’élection de Victor, tandis qu'à Tours, les rois d'Angleterre et de France faisaient confirmer celle de son compétiteur Alexandre (1162).

Besançon avait alors pour évêque Herbert, créature de Frédéric Barberousse. Allemand de nation et de plus promoteur de mesures sévères contre les partisans d'Alexandre III, Herbert fut à ces deux titres l'objet de toute la haine des Bisontins. Pendant trois ans, le peuple et le clergé se refusèrent même à le reconnaître. En vain, pour se faire pardonner son origine étrangère, fit-il remise aux habitants de toutes tailles et collectes : il ne put parvenir à se concilier leur affection. En 1167, une troupe de bourgeois en armes incendia plusieurs maisons de l'archevêché. L'Empereur les mit au ban de l'Empire, et ordonna à tous ses sujets et vassaux de leur courir sus ; la fuite leur assura l'impunité. A quelque temps de là, Herbert mourut ; Frédéric Barberousse, qui se trouvait en ce moment à Besançon, voulut présider lui-même à ses funérailles. Sans respect pour la majesté du prince, le peuple insulta le cercueil en criant tout d’une voix : « Béni soit le Seigneur, qui a puni l'impie. » Instruit par cette leçon, l'empereur renonça à placer un étranger sur le siège épiscopal. Il était trop tard : une fois commencée, la lutte entre les bourgeois et l'évêque ne devait finir qu'à la réunion de Besançon à la France. Éberard de Saint-Quentin, le nouveau prélat, était de la ville même : sans y avoir égard, les Bisontins se rassemblent un jour tumultueusement, courent aux armes et brûlent plusieurs de ses villages. Nonobstant une sentence d'excommunication fulminée contre eux par le pape, ils persistèrent deux années entières dans leur révolte. L'empereur parvint alors à réconcilier les deux partis ; mais il n'y avait déjà plus entre eux de possible que des trêves (1180).

À Éberard succéda Thierry de Montfaucon. Thierry partit pour la troisième croisade, à la suite de Frédéric Barberousse, et ce prince une fois mort, il accompagna Frédéric de Souabe, son neveu, au siège de Saint-Jean-d'Acre. Tour à tour couvert du rochet et de la cuirasse, ce prélat guerrier rendit, par sa bravoure personnelle, d'aussi grands services que par sa prudence dans les conseils. Une chronique latine du siège parle, dans les termes suivants, de son courage et de sa piété : Quid de archipresule dicam Bisuntino ? Vir est totus dedi tus operi divine ; Oral pro iidelibus corde columbino, Sed pugnat cum periidis astu serpentino.

Thierry mourut de la peste à Saint-Jean-D’acre même, peu de temps après la prise de la ville (1191). En son absence, de nouveaux troubles avaient éclaté à Besançon. Le vicomte et le maire exerçaient arbitrairement la justice. Les bourgeois et le clergé lui-même envoyèrent une ambassade à Mayence afin de déposer leurs plaintes aux pieds de Henri VI. Le nouvel empereur accueillit favorablement les députés, les appela « ses chers citoyens » et leur octroya une constitution, dont voici les principales clauses : Chacune des sept bannières ou quartiers de la ville dut élire, pour administrer la commune, un certain nombre de prud'hommes. La juridiction de l'évêque fut sinon abolie, du moins considérablement restreinte. Aux tribunaux établis par Hugues Ier, le décret impérial substitua une sorte de jury, dont les membres, officiers de l'évêque, ne faisaient qu'appliquer la peine quand la culpabilité avait été appréciée par une cour de bourgeois. La promulgation de cet édit, si contraire à ses intérêts, causa à l'évêque une vive douleur. Il avait perdu jusqu'aux clefs de la ville, jusqu'au droit de bâtir des forts sur son territoire et de faire des règlements de police sans l'autorisation des maîtres prud'hommes. Pour la première fois, la bienveillance et l'appui de l'empereur faisaient défaut à un évêque de Besançon : seul, dénué de toute protection, il lui fallut se résigner en attendant des temps meilleurs, et dévorer en secret son ressentiment (1191),

A la suite de ces événements, le calme régna pendant quelques années dans la ville. En 1224, les querelles recommencèrent plus vives encore qu’auparavant. Fils, petit-fils et frère de vicomtes, Gérard de Rougemont, alors archevêque, avait conçu une violente haine contre la bourgeoisie. Il sollicita auprès de Frédéric II, qui venait de succéder à Henri VI, l’annulation de la charte de commune octroyée par son père. Les Bisontins eurent connaissance de cette démarche, et, afin d’être prêts à tout événement, ils offrirent pour quatre ans la gardienneté de leur ville à Jean de Châlon, sous la condition de les secourir, dès qu’il en serait requis, contre l’évêque et son vicomte. Quelques mois, durant lesquels les haines deviennent chaque jour plus vives, se passent à s’observer. Enfin les hostilités éclatent : les bourgeois courent aux armes, attaquent les gens du prélat et le chassent lui-même de la ville. Le vieillard, furieux, se retire à Berne auprès de Henri, roi des Romains, et lance de là l’interdit sur la cité. Bientôt le pape Honorius III fulmine à son tour, contre les rebelles, une sentence d’excommunication ; mais les Bisontins ne tiennent pas plus compte des foudres du Vatican que de l’anathème lancé contre eux par leur évêque. Un décret de mise au ban de l’empire, promulgué par le roi des Romains et confirmé par l’empereur, produisit plus d’effet. L’édit portait défense à tous sujets de l’empire de laisser pénétrer des vivres dans la ville, qui se trouva de la sorte menacée d’une complète famine. De graves querelles venaient, en outre, d’y éclater. Depuis longtemps, les chapitres de Saint-Jean et de Saint-Étienne revendiquaient, chacun pour son église respective, le titre de cathédrale. A la faveur de l’anarchie, qui régnait alors dans la cité, ils armèrent leurs écoliers les uns contre les autres, et le sang coula à diverses reprises. Le spectacle de ces désordres et le manque de vivres, de jour en jour plus inquiétant, firent rentrer les Bisontins en eux-mêmes ; ils demandèrent à traiter. Gérard de Rougemont venait de mourir : le cardinal Jean Allegrin, son successeur, ne consentit à pardonner aux rebelles qu’aux conditions les plus dures. Cent notables reçurent de sa main même « à pieds nus, teste nue, et en pure chemise, en l’église de Saint-Jean l’Évangéliste, la discipline des verges. » La commune fut abolie, ainsi que « toutes constitutions, conventions et aultres nouveautés. » Jean de Châlon perdit son titre de gardien de la ville ; les bourgeois payèrent en outre, au prélat, une amende de six cents livres. Ces conditions remplies, l’interdit fut levé et tout rentra pour quelque temps dans l’ordre (1225).

 

Pendant les dernières années du règne de Frédéric II il ne se passa à Besançon rien d’important. En 1250, ce prince illustre mourait abandonné de tous dans un coin de l’Italie, et le grand interrègne commençait. Cette période mémorable fut, sans contredit, une des plus désastreuses de l’histoire de l’empire ; mais nulle ne fut aussi favorable au développement des libertés des villes. Pour se concilier leur dévouement, chaque prétendant à l’empire s’épuisa en concessions de toutes sortes. C’est ainsi qu’on vit alors Besançon traiter de puissance à puissance avec les empereurs, et recevoir de Richard de Cornouailles le titre de cité impériale ; mais n’anticipons pas sur le récit des événements. L’année même de la mort de Frédéric II, Guillaume de Hollande visita la Franche-Comté. Pendant ce voyage, il vendit la souveraineté de Besançon à Jean de Châlon pour son fils Hugues.

Jean de Châlon vint sans délai prendre possession de ville et commença par ériger un nouveau tribunal en face de la Régalie. Dévouée de cœur à la maison de Châlon, les bourgeois s'arment en sa faveur, brisent les portes de la cathédrale et insultent le prélat (1251). Quatre années s'écoulent au milieu de querelles aussitôt rallumées qu'éteintes. En 1255, l'irritation des esprits est à son comble, on oppose juridiction à juridiction, bannières à bannières, forteresses à forteresses ; chaque jour la situation de l'évêque, qu'abandonnent tous ses partisans, devient plus critique. L'intervention du pape calme, cependant, pour quelques mois encore, la fureur des partis ; mais dès le printemps de 1259, la guerre éclate. Un grand nombre de seigneurs comtois s'unissent aux Bisontins, marchent avec eux sur le château de Gy appartenant à l'évêque, le prennent d’assaut et le démolissent. Cette lutte menaçait de devenir plus grave encore. Heureusement pour le prélat, qui eût été fort embarrassé pour la soutenir, Louis IX interposa sa médiation entre les parties belligérantes et les réconcilia. Pour la première fois, l'évêque reconnut officiellement la commune (1259).

Jean de Châlon venait de perdre de nouveau l'avocatie. Les Bisontins, qui ne pouvaient se passer de gardien, l'offrirent alors à Hugues, duc de Bourgogne. Hugues accepta leur offre avec d'autant plus d'empressement, que son père Robert et lui-même avaient eu de graves querelles avec l'évêque, au sujet de la monnaie d'Auxonne ; et il s'engagea à défendre contre tout agresseur, pendant l'espace de quinze années, « tos les citains de la cité, les grans et les petits, les povres et les riches, tos ensemble et chacun por soi, lor et lor choses » (1264). Fort de l'appui du duc, les bourgeois entrèrent en campagne contre plusieurs seigneurs du voisinage, dont ils avaient à se plaindre ; mais la fortune se déclara contre eux, et ils en furent pour les frais de la guerre. Pendant cette période, la tranquillité de la ville ne fut troublée que dans une seule occasion et d'une manière peu grave. En 1278, un différend s'étant élevé entre l'évêque et les bourgeois, ceux-ci s'armèrent de bâtons et d'épées et incendièrent la maison d'un chanoine et les moulins de l'archevêché. Cette sédition ne dura que quelques jours et se termina par un arrangement amiable entre la commune et l'évêque.

Les Bisontins virent avec déplaisir la fin du grand interrègne et l'avènement de Rodolphe de Hapsbourg. Toutes les immunités, tous les privilèges qu'ils avaient conquis pendant cette période d'anarchie, pouvaient être remis en question, du moment où une main ferme tiendrait de nouveau les rênes de l'Empire. Aussi s'empressèrent-ils d'accéder à la ligue que les seigneurs de Ferrette, le comte de Montbéliard et Othenin formèrent contre le nouvel empereur. A cette nouvelle, Rodolphe réunit une armée à la hâte, entra en Franche-Comté, prit Monbéliard en passant, et s'avança jusque sous les murs de Besançon, où, par haine d’Othenin, Jean d'Arlai se joignit à lui avec ses vassaux. Le siège dura huit jours et ne présenta pas d'incidents mémorables. Une seule fois, on en vint aux mains ; Thiébaud de Ferrette périt dans la mêlée, et l'avantage resta aux Impériaux. Cependant la famine commençait à se faire sentir dans le camp des assiégeants ; de part et d'autre, on désirait la paix. Rodolphe, que d'importantes affaires appelaient en Allemagne, chargea Jean d'Arlai de traiter en son nom avec les Bisontins, et lui-même repassa le Rhin avec son armée. Peu de jours après son départ, la paix fut conclue à des conditions avantageuses pour la commune, qui obtint la confirmation de son sceau et de toutes ses franchises (1289).

Eudes de Rougemont, alors évêque, espérait de grands avantages de cette guerre : son désespoir fut extrême, quand il en vit l'issue ; une humiliation plus grande lui était réservée. Au mépris du décret d'Henri VI, il s'avisa de faire construire un château fort sur une éminence voisine de la cité. Les Bisontins le laissent faire, d'abord ; mais tout à coup ils sortent en armes de la ville, assiègent et emportent la forteresse, qu'ils détruisent de fond en comble. Le prélat, qui s'y trouvait au moment de l'attaque, n'échappa qu'avec peine à leur fureur. Pour pouvoir rentrer dans Besançon, il lui fallut faire remise à la commune d'une somme de cinq cents francs qu'elle lui devait, et promettre par serment de ne plus bâtir sur son territoire (1291). Quatre années de calme et de paix intérieure suivirent ces événements. En 1295, les barons comtois se liguèrent contre Philippe le Bel. Les confédérés se réunirent secrètement à Besançon, pour se concerter sur leurs intérêts communs. En apprenant que la ville était un foyer d'intrigues contre lui, le roi de France projeta de s'en emparer par un coup de main, et il y réussit à l'aide d'intelligences qu'il se ménagea parmi les habitants (1295). On sait comment se termina cette guerre qui menaçait d'être si grave, et qui, grâce à l'habileté de Pilippe le Bel, le fut si peu.

Jean d'Arlai avait repris les vues ambitieuses de son père sur Besançon. Pour réaliser plus aisément ses projets, il se fit conférer, du consentement du roi de France, le titre et les fonctions de vicomte par son frère Hugues, alors archevêque. Jamais les libertés de la commune n'avaient été plus sérieusement compromises. Les bourgeois le comprirent et se préparèrent à les défendre. En 1307, ils s'assemblent au son du beffroi, s'arment de tout ce qui se trouve sous leurs mains, courent à l'archevêché et en chassent le prélat. Hugues se retire au village d'Avanes, d'où il lance l'interdit sur la ville. De son côté, Jean d'Arlai ne demeure pas inactif ; à la tête de ses vassaux, il marche sur Besançon. Les bannières, commandées par le sire de Moncley, vont à sa rencontre. Après une courte marche, les deux armées sont en présence et une chaude affaire s'engage. Les Bisontins combattent intrépidement ; mais, succombant sous le nombre, ils jettent targes et armures et prennent la fuite, laissant mille des leurs sur le champ de bataille. C'était la dixième partie de la population totale de la ville. Le lendemain, les habitants consternés envoient des députés porter au vainqueur des paroles de soumission. Jean d'Arlai les reçut durement, et ne leur accorda la paix qu'à des conditions aussi humiliantes qu'onéreuses. La commune lui paya vingt mille livres estevenants, et vingt-huit notables s'en allèrent en exil.

Cette victoire rendit Jean d'Arlai maître absolu à Besançon. A l'époque de sa guerre contre Eudes, duc de Bourgogne, il fit de la ville, qu'il entraîna sans peine dans son parti, sa principale place d'armes. L'alliance de ce seigneur devait être aussi fatale aux Bisontins, que l'avait été son inimitié. En 1336, Eudes entre en Franche-Comté avec neuf mille hommes et vient camper non loin de Besançon. Impatients de voir leur territoire dévasté par les Bourguignons, les bourgeois font une sortie générale ; mais attaqués à la fois en flanc et de front, ils se débandent, après avoir fait des prodiges de valeur, et regagnent en désordre la ville. L’élite de la jeunesse bisontine périt dans cette bataille, qu’on appela, du nom du lieu où elle avait été livrée, l'Effroi de la Malcombe. Peu de temps après, grâce à l’intervention de Philippe de Valois, Jean d’Arlai et Eudes firent la paix. Pendant les vingt années qui suivirent, tous les malheurs fondirent à la fois sur Besançon. En 1348, la peste décima cruellement la population de la ville ; elle y sévissait encore, quand un incendie consuma l’église et le chapitre de Saint-Étienne, ainsi que les moulins de Taragnoz et toutes les maisons avoisinantes (1349).

Cependant, comme si c’eût été trop peu des fléaux dont nous venons de parler, chaque jour voyait renaître à Besançon les vieilles querelles entre les archevêques et la cité. En 1368, le chapitre poursuivit, on ne sait pour quel crime, et fit pendre aux fourches de sa seigneurie de Pouilley un paysan de Saint-Vit, nommé Gaingain : c’était violer les privilèges de la ville, car l’officialité n’avait pas le droit de juger au criminel. Le peuple s’émut, surtout celui des turbulentes bannières d’Arènes et du Maisel. Il se précipita dans le Chapitre en criant : « Mort aux chanoines ! rendez la figure de Gaingain ! » Un chanoine fut tué, un autre mis au carcan, et les logis furent dévastés. Il fallut faire des excusés aux gouverneurs et satisfaire la multitude. En effet, le lendemain, devant le peuple assemblé, en présence de l’archevêque et d’un grand nombre de seigneurs, on rendit la figure de Gaingain dans la forme usitée : le procureur du chapitre remit au bourreau un mannequin de paille ayant une chaîne au cou ; le bourreau le prit et le montra au peuple, qui se déclara satisfait.

Mais les haines n’étaient jamais qu’assoupies. Quatre ans plus tard, en plein jour, en pleine rue, vingt hommes masqués, portant « des cornes de bouc et des queues de renard » assassinèrent l’abbé de Saint-Vincent : le peuple reste impassible ; le procureur de l’archevêque veut poursuivre ; le maire, le vicomte et le régale refusent leur concours, et vont jusqu’à emprisonner le clerc commis à l’instruction de l’affaire. L’archevêque lance l’interdit sur la ville, mais les sires de Châlon, avides d’influence et de popularité, protègent les coupables : l’abbé de Saint-Vincent, successeur de la victime, se désiste de sa plainte, à l’instigation des seigneurs, et les assassins sont presque impunis. Quand le duc de Bourgogne, comme gardien de Besançon, voulut revenir sur cette affaire, en 1383, il céda encore aux prières d’Hugues de Châlon, qui lui représentait l’état d’agitation où la ville se trouvait alors. Le peuple, en effet, craignait, avec raison peut-être, que les gouverneurs et la bourgeoisie ne se disposassent à livrer Besançon au duc Philippe. Dans une cité aussi jalouse de ses privilèges, il n’y avait pas loin d’un pareil soupçon à un complot contre les « malfaictours et les traitours, » mais il fut éventé. Quand, pour se réunir, les conjurés voulurent sonner le beffroi, la corde se trouvait coupée, le battant enlevé. C’était la veille des élections : ils convinrent de se rassembler le lendemain au premier son de la cloche de la cité, et de mettre en jugement les gouverneurs ; mais ceux-ci, avertis, firent arrêter dans la nuit les deux chefs de la conspiration, qui eurent la tête tranchée. La révolte fut apaisée ; le duc, de son côté, pardonna le meurtre de l’abbé de Saint-Vincent.

 

Philippe le Hardi ne voyait pas sans peine, au milieu de son comté de Bourgogne, cette vieille ville libre de Besançon : aussi se montra-t-il toujours disposé à porter atteinte, soit aux droits du prélat, soit à ceux des citoyens. C'est ainsi qu'en 1389, au mépris des privilèges accordés aux archevêques par les empereurs, il fit battre monnaie à Auxonne, et défendit à Guillaume de Vergy, qui occupait le siège archiépiscopal, d'en frapper à Besançon. L'archevêque refusant de déférer à cette injonction, la querelle s’envenima ; le chapitre, jaloux de conserver sa part dans les produits de l'atelier monétaire, se mêla au débat, et refusa au duc l'hommage de plusieurs seigneuries. Philippe marcha alors contre ce prélat, qu'il poursuivit jusque dans les murs de son bourg de Gy, fit raser ses forteresses de Noroy, Mandeure et Étalans, et le força de s'enfuir, la nuit, par les souterrains de son château. Réfugié à Avignon, l'archevêque lança l'excommunication sur le comté de Bourgogne ; le pape lui donna le chapeau de cardinal, sans doute pour le consoler de la perte de ses droits.

Guillaume de Vergy ne devait pas rentrer à Besançon, malgré les regrets qu'il y laissait dans le peuple et le clergé ; pour le remplacer, le duc obtint du chapitre l'élection de Gérard d'Athier (1391), picard d'origine, religieux bénédictin, dont il avait fait déjà l'un de ses conseillers. Mais le nouveau prélat ne se pressa pas de paraître dans son diocèse, occupé qu'il était à Paris de ses travaux au conseil des subsides, et il ne fit son entrée à Besançon qu'au mois de novembre 1394. Impatients des entraves que les droits des archevêques apportaient à l’exercice de leurs propres privilèges, les citoyens de Besançon s’efforçaient de mettre à profit les fréquentes absences de Gérard d’Athier. Leurs instances auprès de l’Empereur eurent d’étonnants résultats : en 1398, Venceslas, à qui ils envoyèrent une ambassade, les dégagea presque entièrement de l’autorité temporelle du prélat, fit défense à celui-ci de se qualifier seigneur de la ville, donna aux citoyens une juridiction sans appel, la liberté d’imposer les ecclésiastiques et les nobles, leur accorda quatre foires annuelles, pour augmenter les médiocres revenus de la ville, etc., etc. De telles faveurs n’étaient pas de nature à leur faire supporter patiemment les prétentions du duc Philippe, leur gardien. Celui-ci envoya un jour (1400) un de ses barons réclamer les sommes qui lui étaient dues pour la gardienneté ; mais ce gentilhomme ayant parlé aux gouverneurs « plus autement qu’il ne leur plaisoit » ils s'emparèrent de sa personne. Philippe le fit réclamer par le prévôt d’Ornans, qui fut lui-même chassé de la ville. Le duc entra dans une grande colère, fit barrer les chemins, défendit aux manants des environs de porter des vivres à Besançon, et ordonna que tous les citoyens qui seraient saisis hors des murs fussent conduits dans les prisons de Châtillon-le-Duc. Ces mesures provoquèrent une violente exaspération : le peuple voulait qu’on déclarât la guerre au duc ; les gouverneurs, mieux avisés, lui envoyèrent une ambassade à Paris, où le retenaient alors les soins de la régence, et cette affaire se termina par un accommodement.

 

En 1401, les citoyens de Besançon eurent à trembler pour les privilèges qui leur avaient été conférés par Venceslas. Celui-ci venait d’être déposé : Frédéric, son successeur, cédant aux prières de l’archevêque Gérard, révoqua ces faveurs et rétablit le prélat dans la plénitude de ses droits régaliens. Cependant Venceslas ne tenait pas compte de sa déposition ; plusieurs États allemands, deux électeurs, le pape d’Avignon, le tenaient encore pour légitime souverain : la ville de Besançon, intéressée au maintien de sa puissance, jura de ne reconnaître que lui, et n’adressa qu’à lui ses lettres, ses requêtes, ses ambassadeurs. Venceslas fut pour elle tout l’Empire, jusqu’à l’année 1410, date de sa renonciation au trône. De là, de graves troubles. Thiébaud de Rougemont succéda à Gérard d’Athier sur le siège épiscopal (1406). Gouverneurs et archevêque reconnaissaient chacun un empereur différent. Deux habitants de Morteau ayant un jour arraché d’un titre, pour l’attacher à un autre, le sceau de l’archidiacre, l’official connut du crime et condamna les coupables à l’échelle (1406). Les gouverneurs les réclamèrent, comme justiciables du tribunal laïc : sur le refus de les livrer, le peuple pénétra dans les prisons épiscopales, en arracha les faussaires et se précipita dans la salle de l’official. A la vue des épées nues, celui-ci s’enfuit avec ses clercs et se réfugia dans l’église Saint-Jean. L’archevêque, à cette nouvelle, accourut en toute hâte, et invita les gouverneurs à rendre les prisonniers, offrant d’ailleurs de faire réparer toute infraction qui aurait été faite aux privilèges de la cité ; mais ce fut en vain. Loin de se prêter à un accommodement, les gouverneurs, s’autorisant de la lettre de Venceslas, saisissent la Régalie en son nom ; les esprits s’échauffent, le prélat gagne son château de Gy, où ses officiers, le régale et l’officialité le suivent. Le 6 août, il lance sur la ville des lettres d’interdiction, dans lesquelles il traite les gouverneurs tantôt de sujets, tantôt de brebis qu'il faut avec le fouet ramener au bercail.

Mais ces paroles irritantes n’arrivèrent pas d’abord à Besançon, dont les portes étaient gardées ou murées. Cependant le bruit de l’interdit finit par y pénétrer, et les gouverneurs assemblés résolurent d’en appeler au pape Benoît. Dix mois s’étaient passés déjà ; l’archevêque et sa cour étaient demeurés à Gy ; les prêtres des paroisses n’avaient point quitté la ville, mais ils avaient obéi à la sentence de l’archevêque. Quelques-uns furent bannis ; les autres eurent peur, et les églises se rouvrirent, sauf celles que desservait le chapitre. Les gouverneurs craignant la faiblesse de Venceslas, qui venait de rendre ses bonnes grâces à l’archevêque (1407), et voyant que l’interdit faisait quitter la ville à un grand nombre d’habitants, délibérèrent sur la situation, qui devenait de plus en plus embarrassante ; ils prirent le parti, à l’insu du peuple, mais à la grande joie de la bourgeoisie, d’offrir au duc de Bourgogne la souveraineté et le gouvernement, à condition que le parlement de Dole, la cour des comptes et la chancellerie seraient transportés à Besançon. Jean sans Peur n’eut garde de refuser ; Venceslas ratifia le traité (1408), sauf l’hommage que le duc devait lui rendre, et ne se rappelant pas qu’il venait de réintégrer l’archevêque dans ses droits, il autorisa le prince bourguignon à se saisir de tout le temporel du prélat, fût-ce à main armée ; enfin, comme si ce n’eût pas été assez de tous ces ferments de discorde, il permit aux citoyens de bâtir une forteresse sur la montagne où se trouvaient les bâtiments du chapitre.

Mais Thiébaud de Rougemont n’était pas homme à se laisser intimider. Loin de révoquer l’interdit, comme on s’y attendait, il l’aggrava au fort de l’orage et demeura enfermé dans son château de Gy, sans se soucier des menaces du duc, se préoccupant moins encore de l’effervescence qui régnait dans la ville. Comme on ne lui avait pas signifié l’appel au pape, on envoya à Gy deux notaires pour le lui notifier : ils furent hués, souillés de boue et chassés à coups de pierres ; hommes, femmes et enfants les poursuivaient. « Je n'ai jamais vu, dit un témoin, de pareilles chasses après sangliers dans les bois, bien que j’aye esté en plusieurs chasses de semblables bestes. » L'interdit avait été publié dans les villes du comté avec peine d'en être frappées elles-mêmes si elles recevaient les citiens de Besançon. Dans plusieurs, notamment à Salins, de graves désordres survinrent. Le duc, indigné de voir l'autorité de l'archevêque prévaloir sur la sienne dans ses propres États, résolut d'obtenir de vive force la révocation de cette sentence. D'autorité, il fit saisir le temporel du prélat et de son chapitre, défendit aux citoyens de leur fournir un seul denier, et transporta sa chambre du conseil à Besançon. Deux mois après, tandis qu'il marchait sur Paris, après sa victoire d'Husbain, son fils entrait dans la ville impériale pour prendre possession de la Régalie cédée par Venceslas. C'était un coup mortel pour les libertés de la république, et cependant les citoyens se réjouissaient. Ils croyaient que c'en était fait de la souveraineté de monseigneur de Rougemont. Mais bientôt la surprise dut succéder à la joie ; le duc écrivit que, sans grant charge de sa conscience, il ne pouvait accomplir ses promesses ; il trouva des prétextes pour ne point accorder à la ville le parlement, les comptes, la chancellerie, et retint la Régalie en toute juridiction, droit, noblesse et seigneurie. Ceci trahissait une intrigue secrète : on sut bientôt, en effet, que le conseil du prince avait attiré l'archevêque à Dijon et l'avait fait céder à cet arrangement. La ville envoya une ambassade à Jean sans Peur, qui jura d’accomplir ses premières paroles, dût-il lui en coûter la moitié de son comté. Cette ambassade rencontra le prélat à Gray, où se trouvait alors la cour bourguignonne.

Thiébaud de Rougement adressa aux envoyés plusieurs grosses paroles qu'ils feignirent de ne pas entendre ; mais le seigneur de Rochefort, qui l'accompagnait, ayant été jusqu'à dire que, « ne fust l'emport de M. le duc, l'archevesque les eust mis en servitude » on lui répondit « rondement qu'il n’estoit pas en la puissance du seigneur archevesque et de ses aidans de les mettre en servitude et que aultres plus grands que lui s'y estoient inutilement travaillés. » Les négociations furent suspendues, les députés revinrent à Besançon, satisfaits des protestations du prince, mais mécontents de son conseil, qui était mal disposé. La guerre générale arrêta, plus tard, l’effet des promesses de Jean sans Peur. Cependant la ville se dépeuplait de plus en plus, le commerce était ruiné, le menu peuple, qu'on n'avait pas consulté, souffrait et se plaignait (1412). L'interdit pesait sur lui depuis plus de six ans. On murmurait contre le duc et contre les gouverneurs : un tel état de choses rendait un rapprochement possible entre les citoyens et l'archevêque ; il eut lieu. Thiébaud de Rougemont se rendit de Gy à Brégille, où une députation de notables vint lui demander paix et pardon. Le lendemain il rentra dans la ville, et un mois après les excommunications furent levées par le pape. Le duc renonça solennellement à la seigneurie que lui avait cédée Venceslas, et fut dégagé par les gouverneurs de ses promesses au sujet du parlement, de la chancellerie et des comptes ; la Régalie ne fut rendue qu’en 1422, par Pilippe le Bon.

 

Placée entre les empereurs, les ducs de Bourgogne et ses archevêques, la ville de Besançon ne pouvait jamais jouir d’une longue tranquillité. A des troubles apaisés succédaient toujours d’autres troubles. Louis de Châlon, prince d’Orange, nommé vicaire de l’Empire en Bourgogne, siégeait à Jougne : sa cour devait réviser les arrêts de la Régalie, recevoir les appels émanés de la ville, etc. Cette mission répandit de l’inquiétude (1421) ; les gouverneurs invoquèrent un ancien diplôme de l'empereur Richard, qui affranchissait la cité de l’autorité des vicaires généraux d’Empire. Louis n'en voulut tenir compte : une grande exaspération se manifesta dans la ville ; au mépris de l’autorité impériale, le duc de Bourgogne, comme gardien de Besançon, ordonna aux officiers du prince d’Orange de fermer la cour de Jougne et de comparaître devant le parlement de Dôle ; deux d’entre eux furent condamnés à demander grâce (1422). Sigismond, qui occupait alors le trône impérial, ôta la gardienneté à Philippe le Bon et la remit à Louis de Châlon. Gouverneurs, archevêque, duc de Bourgogne, tout faisait corps contre le vicariat général. L’Empereur, occupé par les Hussites, ne put sévir immédiatement ; mais en 1425, il ôta à l’archevêque tous ses droits régaliens, mit la ville au ban de l’Empire, la priva de sa commune, révoqua ses privilèges et la frappa d’une amende de quarante mille écus d’or. Il fallut envoyer en Allemagne une ambassade qui s’humilia devant Sigismond ; celui-ci leva l’arrêt de proscription, rétablit le prélat dans ses fiefs et la ville dans ses droits. L’amende seule fut maintenue et dut être payée.

Ces républicains s’humilièrent, mais pour un instant, sauf à redevenir ensuite plus fiers et plus jaloux de leurs privilèges. C’étaient tous les jours de nouvelles luttes contre l’Empire, contre la maison de Bourgogne, contre les archevêques surtout. Ce Thiébaud de Rougemont, dont nous venons de parler si longuement, mourut à Rome (1429), non sans avoir eu d’autres différends avec la cité. Sous son successeur, Jean de la Rochetaillée, la guerre continua. Plusieurs années s’écoulèrent, pendant lesquelles l’agitation qui régnait dans la ville ne permit pas au nouveau prélat d’y faire son entrée solennelle. Chaque épiscopat voyait renaître les mêmes difficultés : les gouverneurs étaient décidés à ne point fléchir, « dussions-nous, disaient-ils, être encore sept ans en interdit, comme au temps du révérend père Thiébaud de Rougemont. » Un bref énergique du pape ne put les intimider ; l’Empereur les cita à son tribunal, ils demeurèrent sourds ; dans son indignation, il les livra à la justice pleine et entière du duc de Bourgogne, du duc de Savoie et de l’avoyer de Berne. La ville fléchit alors et permit au prélat d’entrer dans ses murs. Mais l’orage n’était que suspendu. Bientôt la guerre se rallume (1435). L’archevêque accuse les empiétements incessants de la cité ; la querelle s’envenime, grâce aux hésitations de l’Empereur, qui finit par autoriser les citoyens à saisir la Régalie et le temporel de l’archevêché. Le prélat, qui se trouvait au concile de Bâle, excommunie la ville, porte la cause devant cette assemblée, et en obtient sans peine qu’elle prononce en sa faveur. Citoyens et Empereur s’inclinent ; on rend à l’archevêque ses fiefs et revenus, et, enfin, un traité (12 juin 1435) règle d’une manière définitive le gouvernement de la cité, sans en modifier sensiblement la constitution politique. Tout rentra dans l’ordre, mais il n’en resta pas moins beaucoup d’aigreur entre les citoyens et le prélat. Celui-ci traita des lois avec le duc de Bourgogne pour la cession de ses droits régaliens ; sa mort arrêta les négociations : toutefois le duc mit la main dans les troubles qui survinrent et qui se terminèrent par l’élection de Quentin Ménard, homme dont il était sur et qu’il avait déjà fait son secrétaire.

 

En 1445, le bruit se répandit que les Écorcheurs, qui avaient pénétré déjà dans le comté, marchaient sur Besançon, et qu'ils avaient des espions dans les murs. Ces rumeurs étaient fausses, et les gouverneurs le savaient bien ; ils saisirent néanmoins cette occasion pour prendre une délibération, à la suite de laquelle le château de Brégille, propriété de l'archevêque, fut incendié, ainsi que l'église et le village placés sous sa protection. Quentin Ménard accourut aussitôt de Gy, où il résidait alors ; les gouverneurs n'eurent pas de peine à se justifier auprès de lui ; ils alléguèrent la gravité de la situation et le danger qu'eût couru la ville si l'ennemi se fût emparé de ce poste. L'archevêque, abusé, ne les accusa point ; ce ne fut que plus tard qu'il apprit la feinte dont on s'était servi : il entra alors dans une violente colère, et réclama des citoyens la réparation du dommage ; cette prétention entraîna deux années de querelles sans résultats. Appelés à connaître de ces débats, l'Empereur et le pape décidèrent en sens inverse : le premier frappa le prélat de la perte de ses droits régaliens, pour avoir refusé de comparaître à sa cour ; le second ne consentit à lever l’interdit jeté sur la ville par Quentin Ménard, qu'à la charge de rebâtir le château incendié et de payer une indemnité à l'arbitrage du duc de Bourgogne. C'était une véritable bonne fortune pour celui-ci, qui, loin d’oublier ses vues d’agrandissement, venait d’entrer en négociations avec l’archevêque Quentin pour la cession de la seigneurie de Besançon.

Durant les longs troubles dont nous interrompons ici le récit, on vit un jour arriver à Besançon un homme « porté, dit Olivier de la Marche, en une civière telle, sans aultre différent, que les civières en quoi l’on porte les fiens et les ordures communément : et estoit demi-couché, demi-levé et appuié à l’encontre d’ung pauvre meschant desrompu oreiller de plume. Il avoit vestu, pour toute parure, une longue robe d’un gris de très-petit pris et estoit ceint d’une corde nouée à façon de cordelier. » Cet homme, derrière lequel marchait une suite composée de deux cents chevaux et d’une foule de gentilshommes, était Jacques de Bourbon, roi de Hongrie, de Sicile, de Naples, etc., qui, échappé de la prison dans laquelle sa femme l’avait renfermé, et attiré à Besançon par la renommée de sainte Colette, réformatrice de l’ordre de Sainte-Claire, venait y prendre l'humble habit du tiers ordre de Saint-François. Il mourut, en 1438, parmi les Cordeliers de Besançon.

Arbitre désigné par le pape entre les citoyens et l'archevêque, le duc de Bourgogne fixa à trois mille huit cent quatre-vingt-dix-neuf francs l’indemnité due à ce dernier. Les gouverneurs jetèrent une taille sur tous les habitants (1450) : cette mesure souleva de violents murmures dans le peuple, surtout dans les quartiers d’Arènes, de Charmont et du Maisel, où se recrutaient d’ordinaire toutes les émeutes. Il y avait alors à Besançon un homme nommé Jean Boisot, batteur d'or, remarquable par le sauvage éclat de sa parole et la farouche énergie de son caractère : cet homme, qui avait englouti son patrimoine dans toutes sortes de désordres et n'avait rien à perdre, désirait une révolution. Il devint le tribun et l'idole de ce peuple qu'il sut charmer et entraîner en lui parlant de liberté. À son instigation, une vaste association se forma, dont le but était, non plus de demander la révocation de la taille, mais de « démettre de tous leurs pouvoirs les anciens gouverneurs, et de eux avec les plus grands et notables de la cité de Besançon, destituer de corps et de chevance, tellement que jamais ils ne pourroient se relever ni vengier. » C’était toute une révolution : les scènes de tumulte se renouvelaient tous les jours ; tous les jours, on voyait dans les rues ou dans la cour de l'hôtel de ville des réunions de cinq à six mille hommes, poussés par ce Boisot, qu’on rencontrait partout accompagné de deux spadassins, qui lui servaient d’escorte le jour et couchaient la nuit à sa porte. Enfin, dans le commencement de février 1451, la multitude, « en très grant tumulte et commocion » pénétra dans la salle où se trouvaient assemblés les gouverneurs, les révoqua et procéda à une nouvelle élection, d’où sortirent les noms de Boissot et de ses amis, « tous gens de petit estât et renommée. » Les membres de l’ancien gouvernement et un grand nombre de notables furent, les uns emprisonnés, les autres chassés de la ville ; leurs maisons furent livrées au pillage : la révolution était consommée.

Le duc de Bourgogne envoya bientôt à Besançon son maréchal, Thiébaud de Neufchâtel. Celui-ci, pour ne pas irriter davantage la multitude, arriva presque sans escorte et se présenta comme médiateur. Mais, au milieu de cette foule ardente, il courut de si grands dangers, qu’il se résolut à partir un matin avec ses gens ; la foule le poursuivit en poussant des cris de mort, excitée encore par Boisot, qui faisait sonner le tocsin dans le beffroi de l’hôtel de ville et arrivait sur un cheval lancé au galop, en criant de toute sa force : « Or sus ! courage ! faites de ce félon comme on fit de Lisle-Adam à Bruges, et que maudit soit qui y faudra. » Enfin, le maréchal et ses gens, l’épée à la main, purent se frayer un passage et arriver à la porte de Charmont. Thiébaud de Neufchâtel passa sur le ventre à un vigneron qui venait de saisir la bride de son cheval. « Déjà il avait franchi la porte, quand, du haut de la tour qui la dominait, on entendit ces mots : Ah ! Neufchâtel ! Neufchâtel ! tu nous en fais trop. En même temps un énorme bloc de pierre tomba du haut de la tour, effleura son corps et brisa l’un de ses éperons. » Il reprit au galop le chemin de Dole.

Philippe le Bon, en apprenant en Flandre ces événements, ordonna à son maréchal d’exiger que tous les séditieux lui fussent livrés, et, s’il rencontrait un refus, d’attaquer la ville de vive force. Le seigneur de Neufchâtel rassembla une partie de la noblesse bourguignonne et se présenta devant les murs de la ville, dont il trouva les portes ouvertes ; on lui présenta même les clefs. La peste, qui venait de se déclarer, avait, autant peut-être que la crainte de la vengeance du duc, abattu les courages. Le maréchal s’empara, presque sans coup férir, de la ville qui paraissait déserte. Il n’eut pas de peine à rétablir dans leurs fonctions les anciens gouverneurs et les notables ; les séditieux furent frappés de fortes amendes ; les plus coupables, Jean Boisot et ses principaux agents, furent décapités ; leurs têtes furent placées sur les murs. La paix était rétablie.

Mais tout n’était pas dit. C’était à la requête des gouverneurs que Philippe avait envoyé son maréchal au secours de Besançon ; toutefois il était trop habile pour ne pas profiter de l’occasion. Thiébaud de Neufchâtel, avant de quitter la ville, tira de son sein un parchemin qui fît pâlir les notables assemblés : chacun d’eux y reconnaissait sa signature, chacun d’eux avait consenti, pour obtenir secours, à céder au duc la moitié des gabelles et amendes, et à lui accorder le droit exorbitant d'avoir dans la ville un juge qui assistât au conseil et un capitaine commandant les troupes. Il fallut s'exécuter : le peuple, sous l'empire de la nécessité, jura d’observer cette convention qui reçut le nom de traité d'association. Le parchemin reçut le sceau de la ville impériale et fut envoyé à Philippe le Bon (septembre 1451).

Pour le prince, c'était un grand pas vers la souveraineté qu'il ambitionnait. En de pareilles circonstances, il eût été sage, de la part de l’archevêque et des citoyens, d’abjurer toute haine ; mais il n’en fut pas ainsi. Les différends continuèrent entre eux : parmi les gouverneurs, les hommes sages craignaient que le prélat ou le peuple n’en vinssent à se jeter entre les mains du duc, et c’eût été fini alors de cette vieille république bisontine, déjà assez compromise par le Traité d'association. Aussi la voyons-nous, en 1454, envoyer une ambassade au prince, qui se trouvait à Nozeroy, pour le prier de mettre la paix entre Quentin Ménard et les habitants, qui, depuis trois ans, s’accusaient réciproquement d’infraction au traité de 1435. Philippe assura les envoyés de son affection pour la cité, et leur promit de ne point épargner ses efforts pour leur rendre le calme. Il réconcilia l’archevêque avec l'Empereur, et lui fit rendre ses droits régaliens. Le but apparent de cette démarche était de ramener la paix dans Besançon, mais son but réel était assurément de demander au monarque allemand la ratification de la cession de ces mêmes droits, que le prélat lui avait déjà faite. En cela, Philippe fut trompé : ratifier cette cession, c’eût été aliéner la ville impériale, qui, cette fois encore, échappa à l’habile et ambitieux Bourguignon. Enfin, mieux avisés et plus prévoyants, Quentin Ménard et les habitants eurent le bon esprit de s’accorder à l’amiable, et sans recourir de nouveau à un prince qui mettait à trop haut prix son intervention. Le malheureux Traité d'association subsista longtemps encore ; la ville en demanda vainement l’abrogation à Philippe et à son fils Charles le Téméraire. Plus tard (1477), on eut recours à la princesse Marie, fille de ce dernier ; celle-ci fit examiner la question par les baillis d’Amont et de Dôle, qui entendirent sous serment vingt-sept évêques, abbés, chanoines, gentilshommes, attestant la violence de Philippe. La mort ayant empêché la princesse de faire droit à cette réclamation, le Magistrat fut forcé de payer l’annulation du traité à son époux Maximilien et à son fils l’archiduc Philippe, lesquels pourtant conservèrent à Besançon leurs officiers, mais en leur enlevant la plus grande partie de leurs attributions.

 

Besançon, ville impériale, échappa aux malheurs que les guerres de la fin du XVe siècle, entre les maisons de France et d’Autriche, accumulèrent sur la Franche-Comté. Cependant, comme le duc Charles en avait été le gardien, Craon voulut y entrer, après la bataille du Pont-du-Magny, menaça de l’assiéger si on ne lui en ouvrait les portes, de la détruire et de « la mettre dans un estât à y faire passer la charrue. » Les gouverneurs se contentèrent, pour toute réponse à ces menaces, de faire voir à son envoyé deux corps de troupes considérables, l’un à Chamars, l’autre sur la montagne Saint-Étienne, et des approvisionnements immenses. Craon n’osa pas commencer un siège. En 1479, après la prise de Dôle, d’Amboise fit courir le bruit qu’il allait attaquer Besançon ; cette fois les citoyens lui offrirent de rendre au roi Louis XI l’obéissance et le devoir, comme aux anciens gardiens de la ville : d’Amboise accepta, entra dans la ville avec dix mille hommes, et en sortit aussitôt pour passer dans le Luxembourg, selon les ordres du roi. Celui-ci reçut à Montreuil les ambassadeurs de la ville, prit les habitants sous sa protection, les dispensa de la pension de cinq cents francs qu’ils payaient pour le droit de gardienneté, et leur accorda celui de naturalité ainsi que les exemptions dont jouissaient les bourgeois de Paris dans tout le royaume (1480). Sa mort fut pleurée à Besançon.

 

Les dernières années du XVe siècle et la première moitié du XVIe sont fécondes encore en différends entre les archevêques et la cité. Malgré cet état d’agitation continuelle, les sciences, les lettres et le luxe y fleurissent. Un prélat éclairé, Charles de Neufchâtel, y fait établir une imprimerie (1489) ; l’empereur Maximilien y fonde pour la noblesse une sorte d’école où se rendent en foule les jeunes gentilshommes allemands ; une famille illustre, celle des Grandvelle, y crée et dote royalement un collège pour l’enseignement des langues orientales et de la théologie ; les écoles de Besançon, si célèbres dans l’antiquité et le moyen-âge, brillent d’un nouvel éclat. Mais ce qui surtout fit la prospérité de la ville, ce fut l’affection particulière que lui porta Charles-Quint. Dès son avènement à l’empire il confirma et étendit les privilèges de Besançon, lui permit de porter dans ses armes sa propre devise : Utinam, et, en toute occasion, lui donna, par de nouvelles faveurs, des preuves manifestes de sa puissante protection. Son intérêt, comme empereur et comme comte de Bourgogne, était au surplus de s’assurer l’attachement et la fidélité de Besançon, qu’il appelle dans un diplôme : Arx fortissimo et clypeus munitissimus adversus Imperii hostes. De toutes les faveurs dont il combla les Bisontins, la plus signalée est celle qu’il leur accorda en 1537. Il leur permit d’établir un Hôtel des monnaies et d’y frapper des espèces d’or et d’argent à l’effigie impériale d’un côté, aux armes de la ville de l’autre. C’était une forte atteinte portée aux droits des archevêques. Les gouverneurs, en effet, n’eurent qu’à émettre des monnaies de bon aloi et de belle fabrication, celles des prélats tombèrent et ne se relevèrent plus dès lors. Les grâces impériales s’adressèrent, il faut le dire, à des cœurs reconnaissants : les habitants témoignèrent plus d’une fois de leur dévouement à leur bienfaiteur. La révolution de 1789 a détruit un monument précieux de leur gratitude, la statue colossale en bronze de Charles-Quint, qu’ils avaient érigée devant leur Hôtel de ville.

 

Cependant la réforme avait éclaté : les religionnaires cherchaient à répandre leurs doctrines dans tout le Comté, mais surtout à Besançon, espérant profiter, comme ils avaient fait à Berne, à Lausanne, à Bâle, de l’animosité qui régnait entre la ville et le prélat. Du comté de Montbéliard et des cantons suisses, d’intrépides apôtres, Faret, Théodore de Bèze, étaient venus faire des prédications à Besançon. Dès 1529, quelques poursuites avaient eu lieu contre des citoyens « soupçonnés d’estre infectés de la maudicte hérésie luthérique » ; l’un d’eux avait été exécuté, et l’on avait « affixé ses quartiers hors des murs. » Ces rigueurs, renouvelées, en 1537, par ordre de l’Empereur, n’avaient pu arrêter dans Besançon les progrès de la réforme ; chaque année d’ardents prédicateurs venaient les propager, et l’on a conservé les noms de deux d’entre eux, Marin Mantel et Crespin Petit, qui, en 1543, trouvèrent des prosélytes même parmi les membres du gouvernement. Les troubles étaient fréquents : eu 1572, Maximilien II, averti que « si en brief il n’y pourvéoit, la cité estoit en dangier de changer de religion » fit faire de sévères informations contre les hérétiques. Quelques-uns furent pendus, les autres exilés. Réfugiés à Montbéliard, à Genève, à Neufchâtel, et nourrissant le désir de rentrer dans Besançon, ils firent, dans ce but, de vives instances auprès de l’Empereur, mais ce fut en vain. Cet échec les exaspéra, et ils résolurent de s’ouvrir la ville par la violence.

En effet, dans la nuit du 21 juin 1575, conduits par un gentilhomme huguenot, Paul de Beaujeu, ils se présentèrent à la porte de Battant, assistés de leurs coreligionnaires des pays voisins. Quelques-uns, dirigés par un marchand, nommé Le Goux, après avoir traversé le Doubs sur des batelets et escaladé le rempart, pénétrèrent chez le gardien de la porte, s’en firent livrer les clés et donnèrent entrée à leurs compagnons. Ceux-ci descendirent alors, et, chemin faisant, recrutèrent un grand nombre d’hérétiques, demeurés à Besançon malgré les ordonnances. Ils laissèrent sur le pont quelques-uns d’entre eux, préposés à la garde des canons qu’ils avaient pris à la porte, et se répandirent dans les rues en criant : « Tue ! tue ! ville gagnée ! ». Mais, dès le premier bruit, le gouverneur du Comté, M. de Vergy, qui se trouvait en ce moment à Besançon, prit des dispositions dans lesquelles il fut vigoureusement secondé par l’archevêque ; et, quand les réformés arrivèrent en foule sur la place Saint-Quentin, ils y furent accueillis par une artillerie qui « joua de telle sorte qu’ils se sauvèrent à grande haste. » La mort de Beaujeu, tué par Jean Mairet, père de l’auteur de Sophonisbe, acheva de les mettre en déroute. Ils battirent en retraite, décimés par l’artillerie, par les hommes qui les arquebusaient à travers les soupiraux des caves, par les femmes qui, des greniers, les écrasaient sous toutes sortes de projectiles. Comme ils venaient d’arriver à la porte de Battant, un citoyen en abattit la herse. Privés de tout moyen de salut, un grand nombre d’entre eux furent tués ; d’autres se noyèrent dans le Doubs ; d’autres, enfin, demeurés prisonniers, subirent le dernier supplice.

 

Peu s’en fallut, en 1584, que Besançon n’enlevât à Dôle son parlement. Le roi d’Espagne, comte de Bourgogne, avait traité avec les gouverneurs, qui lui avaient confié la gardienneté de leur ville ; malgré cette convention, ils jugèrent à propos de faire alliance avec les cantons suisses de Fribourg et de Soleure. Le roi s’en trouva offensé ; il représenta sévèrement aux magistrats qu’il était assez puissant pour les protéger, et leur proposa d’opter entre son alliance et celle qu’ils venaient de contracter, ajoutant que, si on le continuait dans sa gardienneté, il transférerait le parlement de Franche-Comté à Besançon, sauf la ratification de l’Empereur. L’offre était trop belle pour ne pas être acceptée ; on rompit avec les Suisses, mais on n’eut pas pour cela la Cour de justice : Dôle y tenait avec raison ; elle mit une vive opposition à cette translation, qui l’eût privée de son rang de capitale de la province, et fut assez heureuse pour conserver la Cour : le temps n’était pas encore venu.

C’est à cette époque que Besançon eut pour archevêque (1584-1586) le plus illustre de tous ses enfants ; nous voulons parler du cardinal de Grandvelle, premier ministre de Philippe II. Si ce n’est pas ici le lieu de parler longuement de ce grand homme d’État, dont la vie presque entière s’écoula hors de la province, nous lui devons du moins quelques lignes en souvenir des bienfaits dont il combla sa ville natale, et de l’élan qu’il donna aux lettres et aux arts dans la Franche- Comté. Cette munificence presque royale était, d’ailleurs, de tradition dans sa famille : son père, chancelier de Charles-Quint, en avait donné plus d’une preuve. Il en reste encore un témoignage assez éclatant dans ce magnifique palais qu’il fit bâtir à Besançon (1534-1540), et que, plus tard, le cardinal remplit, à grands frais, d’une des plus belles collections de tableaux et de statues qu’on connut au XVIe siècle. Depuis longtemps les objets d’art en ont été enlevés : Louis XIV en eut sa bonne part. Quant au palais, vendu pendant la Révolution, changeant de maître à chaque instant, dégradé, mutilé, il est demeuré propriété particulière, à la honte de toutes les administrations qui se sont succédé à Besançon depuis cinquante ans.

 

Lors de l’invasion française de 1595, en Franche-Comté, Tremblecourt, après avoir ravagé le bailliage d’Amont, fit sommer Besançon de recevoir Henri IV comme gardien. Les gouverneurs refusèrent et se préparèrent à la défense : c’est de cette époque que date le fort qui a conservé le nom de son constructeur, l’ingénieur italien Griffoni. Mais quand le roi lui-même, après la bataille de Fontaine-Française, se présenta devant la ville, l’investit et menaça de la détruire si on ne livrait passage à son armée, on se décida à composer et on obtint, moyennant une contribution de trente mille écus, une entière neutralité.

 

Pendant la première moitié du XVIIe siècle, l’histoire de Besançon ne présente pas d’événements importants. La peste y fait, à diverses reprises, de nombreuses victimes : les différends entre les archevêques et le gouvernement vont diminuant de nombre et de violence ; on ne reconnaît plus déjà ces fiers républicains du moyen-âge ; cet ardent amour de l’indépendance qui semblait être leur vie s’affaiblit de plus en plus ; bientôt il sera presque entièrement oublié. Sa dernière manifestation sérieuse est à la date de 1654. A cette époque, l’Empereur céda Besançon au roi d’Espagne, en échange de la ville de Frenkendal, située dans le Palatinat ; cet échange fut ratifié dans la même année par la diète de Ratisbonne. Mais les négociations, suspendues par la mort de Ferdinand III, ne furent reprises qu’après plusieurs années (1660). Invités par l’Empereur et le roi Philippe IV à se conformer à cette convention, les magistrats voulurent auparavant prendre toutes les précautions que réclamait la conservation de leurs privilèges.

La ville impériale n’entendait pas qu’on disposât d’elle comme d’un fief ; elle prétendait garder tous ses droits, toute son indépendance. En vain Léopold Ier écrivait aux magistrats pour les « requérir avec clémence et leur ordonner avec douceur » de reconnaître pour leur prince souverain et seigneur immédiat le roi catholique ; en vain celui-ci délégua-t-il des commissaires pour prendre possession de la ville en son nom ; les gouverneurs protestèrent et envoyèrent des députés, d’abord au marquis de Caracena, gouverneur des Pays-Bas, puis à Madrid, où ils obtinrent audience du roi et de son conseil. Là, ces ambassadeurs présentèrent, non sans une légitime fierté, le tableau des privilèges dont leur ville avait toujours joui, déclarèrent qu'elle prétendait les conserver en passant sous la domination du roi d’Espagne, et exigèrent la translation du parlement à Besançon (1663). Le roi accepta ces conditions, et l'année suivante (18 septembre 1664), le marquis de Castel-Rodrigo vint en son nom prendre possession de la ville.

 

Mais la domination espagnole ne devait pas être de longue durée à Besançon. Bientôt (1668) une armée française entra en Franche-Comté ; le 6 février le prince de Condé investit la ville et la somma de se rendre. Le conseil est convoqué : les gouverneurs, les notables et l'archevêque y assistaient. On délibère sur la situation : en vain le président représente que l'ennemi est peu nombreux, qu'il faut se défendre et sauver, sinon la ville, du moins l'honneur ; cinq voix seulement sont pour la résistance. La capitulation est acceptée. Le 7 au matin, Condé entre dans la ville ; il en sort le 10, laissant le gouvernement au marquis de Villars. La trahison avait tout fait : Besançon était vendu. On citait même les noms des traîtres, que le peuple appelait vendeurs de ville, et qu’il voulait lapider. Ils durent se sauver. Les armoiries de France, placées au-dessus de la porte de l'Hôtel de ville, en étaient arrachées chaque nuit. Quand les troupes françaises évacuèrent la ville (1668), à la suite du traité d'Aix-la-Chapelle, qui rendait la Franche-Comté à l’Espagne, ce fut une joie universelle dans le peuple ; on fit sonner les cloches, on tira le canon, on illumina les maisons.

Les années suivantes furent employées, dans la prévision d’une nouvelle guerre, à mettre Besançon en état de défense. L’Espagne y fit construire des bastions et une citadelle qu'elle n'eut pas le temps d’achever, car la guerre fut déclarée de nouveau en 1674. Le 25 avril, les Français, commandés par le duc d’Enghien, se présentèrent sous les murs de la place, dans laquelle commandait le prince de Vaudemont, et y mirent aussitôt le blocus. Les assiégés firent de sérieux préparatifs de défense et brûlèrent, autour de la ville, les villages et les maisons dont l'ennemi eût pu se faire des postes inquiétants. Les premiers jours furent employés à des attaques et à des sorties sans grands résultats ; le roi de France ne tarda pas à arriver en personne avec des renforts imposants. Dix-huit jours durant, les boulets et les bombes plurent sur Besançon sans abattre le courage de ses habitants ; plusieurs assauts furent donnés en vain ; mais, le 14 mai, vingt pièces de canon battirent la demi-lune d'Arènes et y firent une telle brèche que, quand la ville fut rendue, la cavalerie put y passer. La défense n'était plus possible ; le soir même, les gouverneurs proposèrent de capituler ; mais le peuple n'y voulut pas entendre et s'exaspéra tellement que, dans la nuit, il pilla les maisons de ceux qu’il supposait partager ce dessein. Le lendemain cependant, l’archevêque se rendit au camp des assiégeants avec des commissaires, qui rapportèrent une capitulation conclue. La place fut rendue le jour même après vingt jours de siège. Le roi se maintint dans sa conquête jusqu’en 1678, époque à laquelle le traité de Nimègue la lui assura définitivement.

Besançon fut dès lors la capitale de la Franche-Comté. Louis XIV lui enleva son gouvernement communal, établit un bailliage auquel il donna les attributions judiciaires et qui absorba la juridiction de la Régalie, et créa un corps de magistrats pour administrer la ville, qui, jusqu’en 1789, fut régie comme les autres cités françaises. En compensation de la perte de ses privilèges, Besançon reçut d’autres faveurs : le parlement de Dôle lui fut accordé en 1676, et plus tard (1691), l'université de la même ville y fut transférée. Cette université, qui, dès sa fondation (1424), avait jeté un vif éclat, vit sa réputation s'agrandir encore et reçut des étudiants, non-seulement du Comté et des provinces voisines, mais encore des cantons suisses et de la plupart des États d’Allemagne. De la conquête française date pour Besançon une nouvelle ère de prospérité. C'était plutôt, en 1674, une campagne fertile qu’une grande ville ; on labourait dans son enceinte. Un plan de 1629 nous y montre çà et là d'immenses espaces livrés à la culture : le clos de l’abbaye Saint-Paul s’étendait de la Munitionnaire aux jardins de l’hôpital Saint-Louis ; Chamars (Campus Martis) était désert ; la rue Saint-Vincent ne présentait que de rares habitations ; la rue des Granges, comme l’indique encore son nom, se composait de quelques fermes isolées ; dans la Grande-Rue, on ne trouvait que des prairies de l’église Saint-Maurice à la tour Saint-Quentin. « Les maisons, dit Pélisson, l’historien de la conquête, y sont accompagnées pour la plupart de parterres, de jardins et de petits bois. » L’occupation française, en mettant un terme aux dissensions qui jusqu'alors avaient absorbé la vie de la cité, permit à celle-ci de s’agrandir. On bâtit d’immenses casernes, on construisit le beau quai qui porte le nom de Vauban, on éleva à la tête du pont un arc de triomphe à la gloire de Louis XIV. Celui-ci fit abattre les vieilles murailles de la ville et l’entoura des remparts plantés d’arbres qui existent encore aujourd’hui ; il fit détruire la partie haute du chapitre où se trouvait l’église Saint-Étienne, et, sur l’emplacement du camp romain et de la forteresse espagnole de 1670, fit élever par Vauban une magnifique et vaste citadelle.

 

Le XVIIIe siècle ne nous offre pas d’événements remarquables. La ville emploie son activité à se développer encore ; les rues s’élargissent et se multiplient ; tous les quartiers s’embellissent ; un grand nombre de monuments s’élèvent : les églises de la Madeleine, de Saint-Pierre, de Saint-Maurice, l’hôpital Saint-Jacques, le palais de l’Archevêché, l'hôtel de l'Intendance (aujourd’hui de la Préfecture), etc., etc. Le commerce surtout et l’industrie atteignent à une grande prospérité. Un instant cependant la tranquillité publique fut troublée. M. de Boynes était à la fois, chose étrange, intendant de la province et premier président du parlement (1758) ; il était impossible qu'il ne sortît pas d'une pareille situation de graves difficultés. Cela arriva en effet : on vit s’élever dans le parlement des discussions vives et prolongées ; M. de Boynes persista à conserver des charges évidemment incompatibles, et, comme il était bien en cour, il obtint que trente des magistrats qui lui faisaient une constante et courageuse opposition fussent envoyés en exil à Rodemaker, Barcelonette, Antibes, Montlouis, etc. (1759). Cette mesure répandit l’alarme dans la province et l’indignation dans tout le royaume. La plupart des parlements prirent parti pour les victimes. Mais le jour de la justice arriva enfin : on constata les malversations de M. de Boynes, qui perdit ses charges (1761), et dans l'année même, les exilés reçurent leurs lettres de rappel et rentrèrent à Besançon, où ils furent accueillis par les plus vives et les plus honorables ovations.

 

L'histoire de Besançon, durant la période révolutionnaire, n'offre que peu d’intérêt. Les traditions républicaines étaient trop vivantes encore, dans la vieille ville impériale, pour que le gouvernement nouveau n'y fût pas accueilli avec enthousiasme ; l'exécution des lois y fut plus facile peut-être que dans aucune autre ville du royaume, et ; chose assez remarquable pour être mentionnée, le parti vaincu n’eut à subir nulle part moins de vexations. Soit à cause du caractère calme des Bisontins, soit peut-être en raison de leur éloignement du centre des affaires, la Terreur fit peu de victimes parmi eux. Le seul fait saillant des annales de Besançon, durant la République, fut une tentative de résistance à la Commune de Paris, qui dominait alors la Convention et la France. Après la journée du 31 mai 1793, les administrateurs du Jura protestèrent contre les décrets de la Convention, et engagèrent leurs collègues du Doubs à se joindre à eux et à envoyer des forces sur Paris : cette manifestation n’eut point d’autre suite qu’une délibération dans laquelle les notables reconnurent que la Convention n’avait pas été libre au 31 mai, et rédigèrent une adresse par laquelle ils l’invitaient à rapporter ses décrets contre les Girondins. Besançon fut une des villes qui se montrèrent le plus hostiles au gouvernement consulaire. Sous le nom de Philadelphie, elle devint le centre des complots qu’ourdit ce parti mixte, composé de tous les mécontents, républicains, émigrés, partisans de l’oligarchie directoriale. Le colonel Oudet, chef des philadelphes, organisa une vaste conjuration qui ne devait pas même manquer d’un Tyrtée ; un jeune homme de vingt ans, bien ignoré alors, célèbre depuis, composa une ode, la Napoléone, qui fit en peu de jours le tour de la France, et valut à son auteur les poursuites de la police ombrageuse de ce temps : ce jeune homme, c’était Charles Nodier. On sait comment avorta ce complot. Quand l’Empire fut affermi, Besançon s’y soumit promptement et fournit à nos armées de nombreux officiers.

 

En 1814, Besançon, qui était une des clefs de la frontière orientale, fut resserré par un corps autrichien de quinze mille hommes placé sous le commandement du prince Lichtenstein. La place, qui avait sept mille hommes de garnison, était défendue par le général Marulaz. Investie dans les premiers jours de janvier (1814), elle fut déclarée le 9 en état de siège ; après quelques jours de combats sans importance, un épais brouillard se répandit sur la ville et les environs, et déguisa longtemps la position de l’ennemi. Quand il se fut dissipé (15 février), on put apercevoir toutes les lignes du blocus ; Besançon était cerné par dix camps qui empêchaient toute communication avec le dehors. Marulaz fit faire de fréquentes sorties, dans lesquelles se distinguaient à l’envi la garnison et les habitants : La Chapelle-des-Buis et le plateau de Trois-Châtels, où les Autrichiens avaient un poste, furent le théâtre de vifs combats, où les assiégés n’eurent pas toujours le dessous. Cependant les vivres diminuaient, et une maladie épidémique régnait dans les hôpitaux. Le 31 mars, les assiégés firent une sortie nombreuse ; le combat dura six heures, et ils furent repoussés, laissant cent vingt-cinq morts, quatre-vingts prisonniers et emmenant trois cents blessés. Dans la sortie du lendemain, qui devait être la dernière du blocus, ils n’éprouvèrent pas de moins grandes pertes. Enfin, le 6 avril, un parlementaire autrichien vint annoncer à Marulaz que les troupes alliées étaient entrées à Paris le 31 mars ; on négociait encore le 19, lorsqu’un courrier apporta la nouvelle officielle de la paix. La ville se soumit après quatre mois de blocus, mais elle n’ouvrit pas ses portes à l’ennemi. Plus tard même, quand le corps autrichien qui avait occupé Lyon et une partie du Midi dut traverser la Franche-Comté pour regagner les bords du Rhin, elle lui refusa le passage, et il dut faire le tour de ses murailles pour rejoindre la route au-delà de la ville. La seconde Restauration ramena de nouveau les Autrichiens devant Besançon, que Marulaz commandait encore, mais qui n’avait alors, pour toute garnison, qu’un bataillon du 6e de ligne, quatre bataillons de gardes nationales et quelques dépôts. La défense était impossible ; on l’eût essayée pourtant mais, à peine la place était-elle bloquée, qu’on apprit l’abdication de l’Empereur et la rentrée de Louis XVIII dans Paris. On conclut une suspension d’armes le 15 juillet (1815), le drapeau blanc fut arboré le 19, et les troupes ennemies gardèrent leurs positions. Le triste traité de paix du 20 novembre stipulait que les places fortes du nord et de l’est seraient occupées par les étrangers ; Besançon échappa encore à cette humiliation : les troupes du blocus s’éloignèrent, et les corps stationnés en Champagne et en Bourgogne passèrent au pied de ses remparts, sans pouvoir pénétrer dans la place, dont les pont-levis ne furent jamais abaissés.

Tel est le dernier épisode de l’histoire de Besançon. Trente années de paix se sont écoulées depuis ce temps, et la ville les a employés à étendre son commerce et développer son industrie. Aujourd’hui, grâce à l’établissement du canal du Rhône au Rhin, elle est devenue le centre principal des relations de commerce entre les pays arrosés par ces deux grands fleuves. La création du chemin de fer de Dijon à Mulhouse, qui reliera l’Allemagne avec l’Océan et la Méditerranée, sera pour Besançon un nouvel et puissant élément de prospérité. Le département du Doubs pourra expédier partout les immenses produits de son industrie et de son commerce : fers forgés, fils de fer, tôles laminées, fontes de fer, clouterie, serrurerie, tissus de laine et de coton, cuirs, fromages, bœufs, chevaux, etc., etc. Besançon surtout répandra avec une nouvelle activité les produits de son horlogerie, de ses fonderies de cuivre, de ses papeteries, de ses manufactures de tapis, etc., etc.

 

 

La butte de Besançon, vers 1850 - gravure reproduite et retouchée par © Norbert Pousseur
La butte de Besançon, vers 1850
Gravure de Villerey, détail de La carte du Doubs de Vuillemin - 1851

 

Besançon portait d’or à un aigle éployé de sable, lampassé de gueules, soutenant de ses serres deux colonnes de gueules mises en pal, avec la devise : Utinarn. Cette capitale de la Franche-Comté était, sous l’ancien régime, le siège d’un archevêché, d’une université, d’un hôtel des monnaies, d’une intendance, etc. Devenue chef-lieu du département du Doubs, Besançon possède, en dédommagement des établissements que la Révolution lui a enlevés, une Cour royale, une faculté de lettres et de sciences, un collège royal, une école secondaire de médecine, une école d’artillerie, etc. On y compte peu de monuments remarquables ; à l’exception du Palais Grandvelle, de la Porte-Noire, de l’église métropolitaine de Saint-Jean, dont quelques parties sont fort belles, d’un musée de peinture qui renferme quelques tableaux de maîtres, et de la bibliothèque publique léguée à la ville, en 1693, par l’abbé Boisot, et accrue plus récemment de la collection de livres et manuscrits du cardinal de Grandvelle ; le savant et l’artiste n’ont rien à voir à Besançon. La population de la ville est aujourd’hui d’environ 33,000 habitants ; celle de l’arrondissement de 106,000 et celle du département de 287,000.

 

Besançon a vu naître un grand nombre d’hommes remarquables :

  • mentionnons d’abord, et en première ligne, cette illustre famille des Chifflet, qui produisit en deux siècles douze écrivains distingués, entre autres un célèbre jurisconsulte dont Cujas disait : « Habetis alterum me Claudium Chiffletium. » Voltaire qui ne connaissait que six Chifflet, cite cette hérédité du talent comme un phénomène.
  • Nommons ensuite, parmi les diplomates, outre le grand cardinal de Grandvelle,
  • G.-H. de Précipiano, archevêque de Malines, qui fut l'un des plus habiles négociateurs du XVIIe siècle ;
  • Antide Dunod ;
  • Acton, si tristement célèbre comme premier ministre du royaume de Naples ;
  • le prince de Montbarrey, ministre sous Louis XVI,
  • et enfin ce trop fameux Jean de Watteville, que nous voudrions pouvoir effacer de cette liste.

Beaucoup d'habiles écrivains sont aussi sortis de Besançon :

  • au XVIe siècle, les poètes Chassignet et Pétremand ;
  • plus tard, Mairet, l'un des créateurs du théâtre moderne ; le bénédictin Alviset ;
  • le jésuite Nonotte, ce fougueux adversaire de Voltaire ;
  • l'abbé Blavet, traducteur d'Adam Smith ;
  • le journaliste Camusat ;
  • l'abbé Talbert, orateur disert et poète spirituel ;
  • le savant Bullet, auteur du Dictionnaire de la langue celtique ;
  • l'académicien Suard ;
  • les historiens Fleury et Guillaume, qui ont laissé de bons travaux sur la Franche-Comté.

Ajoutons à ces noms

  • ceux des architectes Nicole et Paris,
  • des statuaires Monnot et Breton,
  • des peintres Nonotte, Chazerand et Péquignot,
  • des graveurs Loizy et Monnier,
  • du compositeur Goudimel,
  • des jurisconsultes Pétremand et Séguier,
  • et enfin de l'orientaliste Viguier.

Parmi les contemporains, nous citerons

  • l'illustre maréchal Moncey, duc de Conégliano,
  • et les généraux Pajol,
  • Donzelot.
  • Buty,
  • Ferrand,
  • Baudran, qui prirent une glorieuse part aux guerres de la République et de l'Empire ;
  • Charles Nodier, notre collaborateur, qui devait, si la mort ne l'eût frappé trop tôt, écrire dans ce livre même l'histoire de sa ville natale ;
  • Victor Hugo, le grand poète et l'une des gloires les plus populaires de la France ;
  • Charles Bernard, l’un de nos meilleurs romanciers ;
  • M. Charles Weiss, dont les travaux historiques et biographiques jouissent, dans l'Europe savante, d'une réputation méritée ;
  • M. Édouard Clerc, auteur d'une savante Histoire de la Franche-Comté ;
  • M. Hippolyte Dussard, publiciste et économiste distingué ;
  • deux peintres, M. Henry Baron, et M. Gigoux dont les œuvres et le talent sont si avantageusement connus.

Mentionnons, enfin, pour clore cette liste, un nom autour duquel se sont livrés de nombreux combats : celui de Charles Fourier, auteur d'une théorie sociale qui compte quelques adeptes.

 

Bibliographie :

  • César, De Bell. gall. — Itinéraire d’Antonin.
  • Gollut, Mémoires.
  • Chifflet, Vesontio, civ. imp. — Dunod, Histoire du comté de Bourgogne. — Dunod, Histoire de l'Église de Besançon.
  • Pierre Louvet, Abrégé de l'histoire de Franche-Comté.
  • Thomas Varin, Besançon tout en joie, etc.
  • Pélisson, Histoire de la conquête de la Franche-Comté.
  • De Billy, Histoire de l'université de Besançon.
  • Édouard Clerc, Essai sur l'histoire de la Franche-Comté.
  • Recueils de l'académie de Besançon.
  • Mémoires et documents publiés par l'académie de Besançon.
  • Revue Franc-Comtoise.
  • Revue des Deux-Bourgognes.
  • Manuscrits de la bibliothèque de Besançon.
  • Histoire manuscrite de Besançon, par le P. Prost.
  • Travaux manuscrits des membres de l'ancienne académie de Besançon.
  • Peuchet et Chanlaire, Statistiques.
  • Annuaires du Doubs.
  • Moniteur.
  • M. Duvernoy nous a communiqué ses notes pleines de renseignements utiles.
  • Qu’il nous soit permis de remercier aussi M. Charles Weiss, et M. Guenard, des documents qu'ils ont mis à notre disposition.

 


 

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